Ces enfants qui partent avant nous

La pluie tombait en un rideau fin et léger sur le toit en tuiles, dans un murmure apaisé. L'aube n'allait pas tarder à se lever, et déjà, quelques lumières commençaient à briller dans les différentes maisons de la réserve Indienne de la Push. Pêcheurs et bûcherons n'attendaient pas le lever du jour avant de quitter la chaleur de leur lit et de leur épouse et partir au travail. Un baiser sur les lèvres de sa femme endormie, puis sur le front des enfants, avant d'avaler du café, quelques tartines, et de sortir affronter cette nouvelle journée. Ils partaient seuls ou en groupe, bavardant et riant dans l'air glacial du matin, respirant les embruns salés du large. Routine continue et familière. Une vie calme, que rien ne venait jamais déranger.

Charlie ne travaillait pas aujourd'hui. D'ordinaire, il serait partie avec Billy et Quill dans une longue partie de pêche. Une journée aux bords des lacs ou de l'océan, à taquiner le poisson, discuter, rire, disserter des heures durant sur leurs équipes favorites de baseball ou sur des sorties futures, une soirée barbecue prévue à la Push avec tout le monde, ou la prochaine fête de Noël. D'ordinaire... Ce matin-là, il se leva doucement pour ne pas réveiller Sue, profondément endormie à côté de lui. Elle dormait si paisiblement, ses cheveux noirs évasés sur l'oreiller autour d'elle. Il s'habilla et quitta la chambre, descendant dans le salon.

Il ne se souvenait plus depuis combien de temps il vivait à la Push. Quelques mois ? Un an, déjà ? Sue l'avait amené ici, chez elle, à vivre avec Leah et Seth. Elle l'avait convaincu qu'il serait mieux avec eux plutôt que dans sa petite maison de Forks, à ressasser ses souvenirs. Mais où était le mal ? Lorsqu'on n'avait plus que ça, on était content de pouvoir ressasser quelque chose. Il prit son manteau et sortit, sans prendre la peine d'avaler quoi que ce soit.

- Hello Charlie !

Il fit un signe au livreur qu'il venait de croiser, filant dans sa camionnette sans paraître le moins du monde endormi. Charlie fourra les mains dans ses poches et partit vers la plage et l'océan, comme bien souvent lorsqu'il voulait être seul. Il s'assit sur un rocher, bras serrés autour de lui, suffoquant presque. Pourquoi cela s'était-il passé ainsi ?! Pourquoi... Sa petite fille n'avait que dix-huit ans. Elle était à peine adulte, commençait à peine à vivre. Elle aurait dû pouvoir vieillir, poursuivre son existence ! Et au lieu de ça... Au lieu de ça, elle gisait dans un cercueil depuis des mois, pâle et glacée, le cœur n'étant plus agitée du moindre frémissement.

Ses larmes se mêlèrent à la pluie, aussi brûlante que de coutume. Il n'avait même pas pu... la serrer une dernière fois dans ses bras... Elle était partie seule sans prévenir... Pour rester avec son petit ami... Et elle était morte... Il ne l'avait même pas embrassé avant de partir, ce matin-là. Il n'avait pas voulu la tirer du sommeil juste pour lui dire au revoir, passe une bonne journée. Aujourd'hui, il s'en voulait terriblement. Il s'en voulait, plus que tout, il s'en voulait de ne pas avoir été suffisamment là pour elle, d'avoir été un si mauvais père... Il l'avait abandonnée...

Les heures de la matinée filèrent sans qu'il daigne bouger. Il était prostré à sa place, tête baissée, indifférent à tout, même au soleil qui revenait briller au-dessus d'eux. Que lui importait le soleil s'il brillait sur un monde où son unique enfant n'était plus ? Il se releva en titubant, les joues creuses, les yeux cernés. Et repartit vers la Push, glacé. Pourquoi n'était-il pas mort à sa place ? Pourquoi elle ? Elle était jeune, lui avait vécu ! Il voudrait remonter le temps et prendre sa place dans cet accident. Mourir pour qu'elle puisse vivre. La vie n'aurait pu être plus cruelle en lui enlevant sa seule fille. Il reprit péniblement son souffle et aperçut tout à coup Billy, un peu plus loin dans la rue.

- Bonjour, souffla-t-il en arrivant près de lui.

Billy traversait la même douleur que lui, en ce moment... Jacob était parti, avait quitté la Push pour parcourir le monde, et ne donnait pas de nouvelles. Et même s'il n'était pas mort, qu'il y avait-il de plus terrible pour un père que de savoir son fils au loin, sans nouvelles ? Qu'était-il donc passé dans la tête de Jake ?! Charlie ne le comprenait pas, ne comprenait pas qu'il ait pu fuir ainsi en abandonnant tout. Comme si ce n'était rien pour ceux qui restent.

- Tu as quelque chose de particulier à faire, aujourd'hui ? Sinon, on pourrait aller manger quelque part ce midi... Je ne veux pas rester seul, et je sais que tu n'aimes pas ça non plus, comme Rachel est en voyage.

En effet, la fille de Billy était partie en Europe voir de la famille qu'ils avaient là-bas et leur présenter son fils. Charlie essaya de sourire à son meilleur ami mais le cœur n'y était pas. Bella hantait ses pensées à chaque instant, à chaque seconde de sa vie depuis des mois, et la douleur qui en résultait le déchirait intérieurement.

- Si tu n'as rien d'autre à faire, bien sûr.

Billy transvasa le contenu de la casserole en fer jusque dans son bol et attrapa sa cuillère. Il avait mis la radio, entrouvert la fenêtre pour avoir le bruit de la pluie et celui des passants, mais rien à faire. La maison était encore trop vide, trop silencieuse. Ce silence qui l'avait oppressé toute la nuit, qui l'avait torturé. Aucun pleurs du petit de Rachel. Aucun grincement quand Paul se levait pour aller aux toilettes ou juste prendre l'air. Rien. Paul était reparti chez lui pendant l'absence de Rachel. Ils faisaient construire une petite maison un peu plus loin dans la Push, et vivaient ici en attendant. Billy réussit à peine à avaler son café, la gorge nouée.

Il n'aimait pas la solitude. Ne la supportait pas. Il n'avait jamais vécu seul ! D'abord chez ses parents, puis avec sa femme, leurs enfants. Ses filles étaient parties un temps mais son fils était toujours là. Puis Rachel était revenue, et Jacob était parti... Le vieil Indien reposa un peu brutalement son bol, tête baissée. Voilà quasiment deux ans que son petit garçon avait quitté la Push pour une quête idiote et perdue d'avance. Mais qu'était-il passé dans la tête de ce gamin ?! Bella avait choisi son camps. Elle avait délibérément choisi de quitter son père, sa famille et Jacob, pour partir avec les Cullen. Elle avait choisi ! Et rien ne la ramènera maintenant. Elle était sans doute transformée depuis longtemps. Elle avait sans doute déjà dépassé le stade de ces nouveaux-nés qui avaient attaqués Forks des mois plus tôt. Dans une autre vie lui semblait-il.

"Et maintenant, notre page d'informations ! crachotait la radio. La ville de Seattle a..."

Billy roula jusqu'à l'évier et lava son bol, n'écoutant plus. Il avait eu le temps de réfléchir à toute cette histoire. Le vieil homme ne détestait pas les Cullen... Enfin, en tout cas, il ne détestait pas le docteur, le seul qui lui inspirait un minimum de respect, pour ce qu'il avait fait après la fameuse attaque. Et après avoir tant observé Bella, il se doutait qu'elle faisait partie de ces personnes qui ne naissaient pas pour rester humaines. Trop à part, trop étrange, trop... Elle en avait trop héritée de Charlie. Son ami ne s'en rendait pas compte, mais il possédait une part de "résistance", quelque chose de peu humain que les loups Quileutes avaient ressentie chez lui. Il l'avait transmise à sa fille, chez qui cela se ressentait bien plus fort. Et la voilà disparue.

Ne pouvant plus rester seul avec ses noires pensées, il sortit, alors que la pluie laissait peu à peu place au soleil. Autrefois, il se serait chamaillé avec Jacob, comme s'il était lui aussi un gamin, et tout aurait fini dans des rires, dans les prémices d'une bonne journée à la réserve. Aujourd'hui, il était seul. Une fille au loin, une autre devenue mère et qui passait ses derniers temps près de lui à la maison, et un fils disparu. Jacob ne savait même pas s'il était toujours vivant...

Charlie vint tout à coup vers lui et le salua Il avait le visage d'un homme ayant traversé plusieurs siècles de misère. Son visage creusé laissait voir qu'il avait mal dormi, une fois de plus. Si Sue ne veillait pas sur lui avec autant de soin, il serait déjà mort de faim. Elle le poussait à se nourrir, à voir du monde, l'encourageait sans cesse. De toute manière, pour Billy, mieux valait voir son ami ici, parmi eux, que dans sa petite maison de Forks, noyé dans ses souvenirs.

- Tu as quelque chose de particulier à faire, aujourd'hui ? Sinon, on pourrait aller manger quelque part ce midi... Je ne veux pas rester seul, et je sais que tu n'aimes pas ça non plus, comme Rachel est en voyage.

Ah oui, c'était la version officielle pour le départ de Rachel. Billy, lui, s'interdisait formellement le plus petit espoir, par peur d'être déçu. Il ne voulait pas croire que sa fille allait retrouver Jacob et être pire que blessé en ne le voyant jamais revenir. Il secoua la tête lorsque Charlie lui demanda s'il avait autre chose à faire.

- On peut aller au restaurant à Forks, si tu veux, ou bien chez moi. Il doit bien rester de quoi faire un bon repas dans le frigo. Mais sortir me tente bien.

Il n'avoua pas qu'il avait besoin de se sentir entouré par des gens normaux, presque bercé, car cela semblait ridicule, mais l'idée était pourtant bien là. L'envie de voir des humains on ne peut plus ordinaires, loin de toutes ces histoires de vampires et de loups, loin de tout. Il dit à Charlie de passer d'abord chez lui pour qu'il puisse prendre son portefeuille et un manteau plus solide. La maison lui parut encore plus vide et froide qu'à l'accoutumée. Alors qu'il prenait son portefeuille dans sa chambre, la photo de son fils et de lui, accrochée au mur, lui sauta aux yeux. Il serra les dents pour retenir ses larmes, avec un petit hoquet. Il reprit son souffle, un visage convenable, et revint vers Charlie.

- Tu veux prendre mon pick-up ou ta voiture de patrouille ?

"Dis oui, je t'en prie" soufflait intérieurement Charlie, face à son meilleur ami. "Dis oui, je ne peux pas rester seul, et je sais que tu as horreur de ça aussi..." Ils pouvaient aller où il voulait, ça n'avait aucune importance. Chez l'un d'eux, à Forks, à port Angeles, même à Seattle s'il le faut ! Il était prêt à conduire des heures durant si cela lui permettait de fuir Forks ou la Push, de fuir tous ces souvenirs qui le frappaient régulièrement, comme le ressac sur une longue plage. Il voulait juste prendre l'air, oublier l'espace d'un instant. il avait besoin de sourire et de rire à nouveau, même pour une seule seconde. Il avait besoin d'oublier, durant quelques minutes, que son enfant était enterrée, là-bas, au cimetière. Sous une tombe froide, couverte de fleurs et de plaques, avec des phrases gravées, des souvenirs, un hommage à la mémoire.

- On peut aller au restaurant à Forks, si tu veux, ou bien chez moi. Il doit bien rester de quoi faire un bon repas dans le frigo. Mais sortir me tente bien.

Soulagé, Charlie hocha la tête. Il y avait un bon restaurant à Port Angeles, peu cher, avec des assiettes consistantes, et dans un cadre agréable. Et surtout, rien à Port Angeles ne pouvait lui rappeler Bella, pas plus que quelque chose ne pourrait rappeler Jacob à Billy. C'était un terrain "neutre", totalement vide de souvenirs et de pensées. Un bon endroit où déjeuner en paix, où ils pourront se comporter simplement comme deux vieux hommes, deux vieux amis, se retrouvant ensemble atour d'un repas en discutant du dernier match de la saison ou de leur équipe préférée.

Ils passèrent d'abord chez Billy pour qu'il récupère ses affaires. Il devait se sentir terriblement seul, en l'absence de Paul, Rachel, et leur bébé... Charlie était ravagé par le deuil, mais au moins, il vivait avec Sue, il avait refait sa vie avec elle. Et il y avait aussi Seth, toujours souriant et dynamique. Leah, plus lointaine, mais aussi attachante qu'une fille. Il était de nouveau entouré par une famille, par des beaux-enfants qui l'acceptaient, telle l'épave que leur mère avait sauvé du naufrage complet.

En attendant Billy, il observa les photos sur le buffet. L'une d'elle montrait Rachel dans un grand lit blanc, souriante de toutes ses dents, tenant avec douceur son bébé dans les bras. Paul était près d'elle, souriant lui aussi à l'objectif. La photo suivante montrant Billy, cette fois, tenant son petit-fils sur ses genoux. Il avait un regard éblouissant. Un regard qui prouvait à quel point il était conscient que ce qu'il tenait dans les bras était plus précieux que le beau des trésors au monde. Le bébé de quatre mois brandissait sa peluche comme s'il s'agissait d'une épée, balbutiant ces mots que seuls les petits et leurs mamans peuvent comprendre.

- Tu veux prendre mon pick-up ou ta voiture de patrouille ?

Il se retourna et haussa les épaules, signifiant que cela n'avait aucune importance. Sa voiture était garée tout près, ils pouvaient la prendre. Il reprit les commandes du fauteuil de Billy, l'emmenant au-dehors, tout en se forçant à discuter, même sur des sujets bateaux. Il l'installa dans sa voiture puis s'installa à son tour, démarrant doucement.

- C'est sympa d'accepter. J'ai ma journée, mais je ne voulais pas embêter Sue ou les enfants. On peut aller à port Angeles ? Je connais un endroit qui n'est pas mal.

Il fit un détour pour éviter de passer devant son ancienne maison puis prit la route de port Angeles. Durant le trajet, il se détendit peu à peu, entamant une longue discussion avec Billy sur la saison de base-balle en cours, parlant d'un joueur en particulier qu'il trouvait décidément trop imbu de lui-même et qui n'allait sans doute pas faire long feu dans son équipe. Des sujets de conversations banals mais qui avaient le mérite de le détendre. Arrivés à Port Angeles, il sourit même légèrement en voyant la grande fête foraine qui venait d'y être installée. Les gamins s'y précipitaient déjà en tirant leurs parents par la main, excités comme des puces. Il se gara sous le soleil qui était revenu, puis aida Billy à descendre.

- Voilà qui pourra nous occuper ensuite, dit-il en désignant la fête foraine du menton. Je t'avouerais que j'ai souvent envie d'y aller et de m'y détendre comme si j'avais de nouveau dix ans.

Le restaurant abritait déjà quelques personnes lorsqu'ils entrèrent. Charlie demanda une table pour deux personnes, faisant tous les efforts pour être détendu, et ne pas tirer une tête d'enterrement. Son ami aussi avait besoin de se changer les idées, et il ne voulait pas gâcher une journée qui débutait avec le soleil. Il s'assit en face de Billy, prenant un des deux menus que le serveur leur apportait.

- Tu as écouté les informations, hier ? demanda-t-il en consultant la liste des plats. Il y a eu d'autres attaques de loups... On pas mal de photos, maintenant. Des loups géants, baveux et j'en passe. Les gens sont terrifiés, on a même eu des traces près de Forks.

Il choisit une entrée et un plat de résistance, alors qu'un autre détail lui revenait en mémoire. Ce n'était pas la première fois que de telles choses se produisaient. Enfin, à l'échelle mondiale, si, mais au niveau de Forks ? Il réfléchit une minute, pensif, puis reporta son regard sur Billy.

- maintenant que j'y songe, tu te souviens de toutes ces histoires de loups énormes qui rôdaient autour de la Push, il y a presque trois ans ? Je n'ai en plus entendu parler depuis, mais maintenant que ça revient, il serait bon d'organiser une battue. Qu'en dis-tu ?